Chapitre 12
JE REPOUSSAIS le moment de me réveiller. Je ne voulais pas affronter ce que j’allais voir. Cette chose était-elle réelle ?
— Ta fiancée est très mal élevée, Sage. Relève-la et fais les présentations convenablement.
La voix était râpeuse, épaisse, et sentait la tombe.
Cette chose était donc vraie. Et elle parlait.
Je n’avais absolument aucune envie d’ouvrir les yeux.
— Clea ?
C’était Sage et sa voix était proche. J’ouvris les yeux. Il était penché au-dessus de moi, l’air inquiet. Je fus sur le point de sourire. L’horrible spectacle semblait me l’avoir ramené, au moins pour l’instant, et c’était déjà ça.
— Est-ce que ça va ? a-t-il demandé.
Est-ce que ça va ? J’étouffai un rire avec l’horrible impression que si je commençais, je ressemblerais rapidement à une folle au ricanement strident que je ne pourrais plus faire taire.
Mieux valait attendre avant de faire confiance à ma voix. Acquiesçant d’un geste, je laissai Sage m’aider à me mettre debout. Les yeux rivés sur son visage.
Un gloussement sec de désapprobation sortit du cadavre animé.
— Tu ne regardes même pas ton hôtesse. Ce que Sage voit en toi, Olivia, je ne le saurai jamais. Entendre ce nom me choqua au point de me faire tourner la tête vers la chose.
Un crachotement rauque secoua sa poitrine, et il me fallut un moment pour comprendre qu’elle riait.
— Tu es surprise que je connaisse ton vrai nom. Tu ne devrais pas. On se connaît depuis longtemps. Pas aussi longtemps que ton fiancé et moi, bien sûr, articula la chose.
La créature lorgna longuement Sage. Il grimaça.
— Je connais aussi ton ami Giovanni, dit-elle en posant les orbites sur Ben.
Pâle, il tremblait. La sueur dégoulinait sur son visage. Il était profondément bouleversé.
— Giovanni ? Non… intervint Sage.
— Oh, c’est bien lui ! Tu ne le vois pas comme tu la vois, elle. Mais c’est lui, insista la créature.
Elle taquina Ben, en agitant un doigt d’une maigreur improbable dans sa direction. Son rire gras le fit reculer.
— Laisse-les tranquilles, Magda, dit Sage. Magda ? C’était ça, Magda ?
— Mais Sage, c’est toi qui es venu à moi.
— Vous êtes Magda Alessandri ? Vous êtes la Dame Noire de Shakespeare ? ai-je demandé en reconstituant les faits sans y croire.
Elle plissa les yeux.
— Quoi ? Tu n’arrives pas à m’imaginer en mégère aux cheveux de jais ? J’étais belle, il y a cinq cents ans. Ton fiancé me trouvait belle. Il ne pouvait pas s’empêcher de me toucher.
J’eus la nausée. Je n’étais pas jalouse, même si Magda voulait clairement que je le sois. Mais je n’arrivais pas à penser à autre chose qu’à Sage touchant cette femme telle qu’elle était aujourd’hui. L’image me donnait envie de vomir.
— Il y a cinq cents ans. Mais je croyais que l’Élixir… bégaya Ben avant de s’arrêter devant le regard glacial de Magda.
–… empêchait de vieillir, termina-t-elle froidement. Visiblement, je n’ai pas bu d’élixir de vie. Ma longévité vient d’un enchantement de ma mère, une puissante mystique, fait le jour de ma naissance. Elle est morte en couches, juste après avoir scellé ma force vitale dans le pendentif de verre que je porte autour du cou. Tant qu’il restera intact, je vivrai.
Je baissai les yeux vers sa poitrine creuse. J’y trouvai une bulle en verre fragile accrochée à une fine chaîne.
Magda émit un râlement gras.
— Si ma mère avait survécu, j’aurais voulu qu’elle rompe le charme. La vie éternelle ne sert à rien sans la jeunesse éternelle. Je ne peux même plus me montrer en public. Je reste cachée ici, parmi tous mes biens.
— Dans le centre commercial ? demandai-je.
— Pourquoi pas ? J’ai tout ce qu’il faut. Un gardien m’apporte le reste. Et j’entends la clameur de la vie à travers ces murs. Quand je ferme les yeux, je peux presque faire comme si j’en faisais encore partie…
— Mais après l’attaque, je t’ai vue morte, protesta Sage.
— Tu m’as vue faire semblant d’être morte. On m’a donné sept coups de couteau, tu sais. Un poignard est entré directement dans mon estomac pour ressortir dans mon dos, et m’a clouée dans le sol. J’ai dû rester là, comme une bestiole coincée qui se tortille…
— C’est inutile de tout décrire, dit Sage d’une voix ferme.
— Je pense que ça en vaut la peine, parce que tout est ta faute. Tu connaissais les règles et tu les as ignorées. Et nous en avons tous payé le prix, dit Magda en faisant peser sur lui son regard perçant.
Ses mots semblaient toucher Sage au plus profond de son âme et il lui fallut un moment avant de pouvoir répondre.
— Je sais, ton visage me hante toutes les nuits. Mais tu n’es pas la seule à avoir payé. Si tu es restée en vie pour t’assurer que je souffrirais, je te garantis que c’est le cas.
— C’est vrai, je suis restée en vie pour constater tes souffrances, et j’ai eu les moyens de le faire. J’étais à la direction de la Société et j’étais plus proche que n’importe qui de l’Élixir. Ça nous liait l’un à l’autre. J’ai tout vu, expliqua Magda.
— Alors, comme tu dois le savoir, j’ai passé des siècles dans un enfer plus amer que tous ceux qui ont péri ce jour-là. J’échangerais volontiers ma place, dit Sage, les dents serrées.
— Ça ne suffit pas. Tous les autres membres de la Société ont perdu la vie et moi, je me suis transformée en carcasse flétrie, pendant que tu vivais un bonheur inconnu de nous tous.
Elle me lança un regard noir et ses lèvres fines comme du papier esquissèrent un sourire méprisant.
— Tu l’as toujours. Je veux plus que ça de toi, mais je devais attendre que tu viennes me trouver pour l’avoir.
Sage tressaillit, son regard allant de Ben à moi avant de revenir sur Magda.
— Je suis prêt. Nous devrions parler seul à seul.
— Quoi ? De quoi parlez-vous ? ai-je demandé.
— Je pense que toi et Ben devriez partir, dit Sage.
— Non ! Je n’irai nulle part. As-tu perdu la tête ?
Je n’ai pas fait tout ce chemin pour repartir ! Que crois-tu ? Nous ne savons toujours rien !
— La fille a raison. Elle ne sait rien. Et je crois que le moment est venu de tout lui dire. Je crois qu’il faut tout vous dire, ajouta-t-elle en regardant Ben.
— Magda… l’avertit Sage.
Elle l’ignora.
— Va chercher des chaises. Il vaut mieux être assis pour entendre ça.
— Non, ordonna Sage en posant un regard insistant sur Ben et moi. Rien ne vous oblige à l’écouter.
— Ils doivent m’écouter s’ils veulent savoir où est le père de la fille. Et tu n’auras pas ce que tu veux si tu ne fais pas ce que je dis, répliqua Magda.
Les narines de Sage frémirent et il retroussa les lèvres avant de s’emparer de trois tabourets rembourrés pour les lancer devant une Magda souriante. Nous nous sommes assis et elle a tendu les mains.
— On se donne les mains pour former un cercle, ordonna-t-elle.
Mon siège se trouvait entre Ben et Magda. J’allais devoir la toucher, mais je ne voulais pas lui donner la satisfaction de voir à quel point ça me dégoûtait. Sa main me fit l’effet d’une feuille de papier crépon enroulée autour d’un cure-dents. J’étais certaine qu’elle tomberait en poussière à la moindre pression.
Mon autre main serrait celle de Ben, tandis que lui et Sage fermaient le cercle en revenant à Magda. Celle-ci était penchée en arrière, les yeux fermés. Soudain, son corps entier se mit à convulser. Mes paupières se fermèrent aussi sûrement que des volets. Je voulus les rouvrir, mais c’était impossible. J’étais enfermée dans ce que Magda voulait nous montrer.
J’étais Sage. Il était habillé comme dans mes rêves où j’étais Olivia. Il faisait tinter des pièces d’or dans une bourse tout en marchant. Je pouvais sentir sa fierté d’être particulièrement bien habillé et de venir d’une famille fortunée. Il avait vingt et un ans et l’impression que le monde entier lui appartenait.
Il monta les escaliers pour aller frapper à une porte richement décorée, et soupira. Je compris que c’était le point de rendez-vous de la Société, le groupe dont il s’était plaint auprès de moi dans mon rêve. Les réunions auxquelles il allait uniquement pour faire plaisir à son père.
Soudain, cette image disparut, remplacée par celle de Sage avec neuf autres personnes, hommes et femmes, se tenant main dans la main. Ils étaient en cercle, et tout leur environnement – leurs vêtements, les meubles – indiquait un luxe excessif. Au milieu du cercle se trouvait un coffret orné de bijoux.
Je reconnus Magda dans le groupe, ou plutôt je sus que c’était elle, bien qu’elle ne ressemblât en rien au squelette émacié qu’elle était devenue. Elle était l’image de la jeunesse flamboyante et de la beauté. Elle adressa un clin d’œil suggestif à Sage, et j’éprouvai un pincement de jalousie. La voix de Magda se fit entendre, forte et claire tandis qu’elle ouvrait la cérémonie par le vœu de secret de la Société avant de poursuivre:
— Nous sommes réunis ici pour chanter les louanges de l’élixir de vie et le protéger…
Elle continua de parler, mais la scène disparut, remplacée par l’image de Sage et d’un ami dans une taverne. Ils riaient en prenant un verre.
Stupéfaite, j’ouvris la bouche.
L’ami était Ben.
Ce n’était pas vraiment Ben, bien sûr. Il était Giovanni, que je connaissais de mes rêves, mais soudain, à travers la vision de Magda, je n’eus pas le moindre doute sur le fait qu’il s’agissait bien de lui. En sentant la main moite de Ben se resserrer autour de la mienne, je compris qu’il le savait aussi.
Fils d’un commerçant, Giovanni était d’une classe sociale largement inférieure à celle de Sage, même s’ils se connaissaient depuis l’enfance. Le statut de Giovanni ne dérangeait pas Sage le moins du monde. Giovanni était son meilleur ami et c’était aussi simple que ça. Il aimait Sage de la même façon, mais il était plus conscient du fossé qui les séparait. Ça le rongeait. Dans les mauvais moments, il croyait que leur amitié n’était rien d’autre qu’un acte de charité de la part de Sage, quelque chose dont il pouvait se vanter auprès de ses vrais amis, les riches, pour se donner de l’importance.
Sage n’avait jamais soupçonné les idées noires de Giovanni. Il ne saisit donc pas la portée de son acte quand il se mit à rire de la Société en sa présence.
— Franchement, Gi, c’est absurde. Dans cet endroit, l’argent coule des murs, mais ce n’est rien par rapport à la boîte qui renferme l’incroyable « élixir de vie » ! En or massif incrusté de rubis, de diamants, d’émeraudes… toutes les pierres précieuses de la terre y sont. Mais à l’intérieur, c’est encore mieux !
— Qu’y a-t-il à l’intérieur ? demanda Giovanni, en salivant secrètement à l’idée du coffret serti de pierres.
Il s’imaginait en train de soustraire une ou deux de ces pierres parfaites. Il pourrait nourrir et vêtir ses trois petites sœurs pendant des semaines. Ou mieux encore, il pourrait se faire un beau cadeau, une belle tenue du genre de celle que portait Sage. Quelque chose qui le ferait ressembler à un vrai noble.
— À l’intérieur de la boîte, il y a trois fioles, chacune de la longueur de mon avant-bras, et chacune a de quoi faire passer la boîte pour une babiole. Davantage de pierres, d’or, des bouchons en cristal… et tout ça, pour quoi ?
— « L’élixir de vie ». Est-ce que ça donne vraiment la vie éternelle ? demanda Giovanni, émerveillé.
— Allons, Gi, bien sûr que non ! C’est impossible Rien ne peut faire ça ! Ce n’est qu’une excuse qu’ont trouvée ces gens pour se sentir spéciaux, « les gardiens de l’Élixir ». Ah, ça me tue de devoir passer du temps avec ces idiots pompeux. Sage s’adossa confortablement et appela le serveur pour commander une autre tournée. Il s’était déchargé et il n’avait plus rien à ajouter au sujet de la Société, mais je voyais que Giovanni continuait de ruminer ce qu’il venait d’entendre.
On changea une nouvelle fois de scène. Giovanni se tenait sur un chemin de terre dans un quartier malfamé de la ville. Avec lui, un gang de trois garçons dont aucun n’avait plus de vingt ans. Je savais, même si là non plus je n’avais aucun moyen de le savoir, que ces garçons avaient grandi dans le même quartier que Giovanni. Je savais également qu’ils étaient mauvais. Cette vision sortie de mon imaginaire me procurait un sentiment négatif si palpable que je voulus ouvrir les yeux pour m’enfuir. J’essayai, mais je frissonnai en m’apercevant que c’était impossible. Tant que j’étais dans le cercle de Magda, j’étais à sa merci, puisqu’elle contrôlait tout.
Giovanni ne s’apercevait pas que ses amis étaient néfastes. C’étaient les gosses sympas de son quartier et il souhaitait ardemment leur prouver qu’il était aussi rebelle qu’eux. Il leur raconta l’histoire de Sage sur la Société et ses riches, avant de gonfler la poitrine pour ajouter:
— J’ai l’intention d’y faire une descente un jour ou l’autre, et de piquer quelques trucs pour moi.
Ce n’était pas vrai, mais il se disait que ça les impressionnerait.
— Je vais peut-être voler les fioles d’élixir de vie. Je parie que je serai tranquille pour de bon avec une seule d’entre elles.
— L’ « élixir de vie » ? C’est quoi ? demanda le plus dur des trois garçons.
Giovanni s’expliqua en imitant le dédain de Sage pendant son récit, sans avoir aucune idée de l’incendie qu’il allait provoquer. Des richesses insondables et la vie éternelle ? Giovanni avait donné aux garçons l’envie de chaparder leur plus gros butin. Ils lui extirpèrent autant de détails que possible, tandis que Giovanni s’épanouissait sous leur attention, sans jamais deviner leurs motivations. Giovanni les laissa avec un sentiment de fierté, en pensant que la bande le verrait désormais comme quelqu’un d’important. De leur côté, les garçons s’éloignèrent en décidant d’attaquer la Société dès le lendemain.
Immédiatement, la scène changea de nouveau, et je me vis.
Olivia et Sage marchaient dans la rue, bras dessus, bras dessous, au clair de lune. Ben ouvrit la bouche et je sus qu’il venait de comprendre que j’étais Olivia. Elle ne me correspondait pas entièrement. Ce n’était pas comme les rêves dans lesquels je m’étais vue sous la forme de ces différentes femmes. Elle ne ressemblait qu’à elle-même, comme Sage l’avait dessinée sur le sol de la grotte, comme elle était dans ses peintures.
— Est-ce que c’est un grand moment pour toi, de présenter ta future épouse aux membres de la Société ? le taquina Olivia.
— C’est toujours un grand moment d’être avec toi. Tu sais ce que je pense de la Société. Leur bénédiction est un mal nécessaire pour obtenir ma part de la fortune familiale, dit Sage en souriant.
— Qu’est-ce qui te fait croire que nous allons avoir leur bénédiction ? Ton ancienne maîtresse me déteste, et c’est elle qui la dirige.
— Magda ne te déteste pas.
— Tu veux rire ? As-tu vu de quelle façon elle me regarde ?
— Elle est peut-être un peu jalouse, admit Sage.
— Bien sûr ! Elle est magnifique ! Une femme comme elle ne doit pas avoir l’habitude de perdre un homme. Je suis sûre qu’elle attend le moment où tu te rendras compte de ton erreur et lui reviendras.
— Promets-moi que tu ne crois pas vraiment que ça puisse arriver.
— Je ne sais pas, dit Olivia en se dérobant à son regard. Elle est riche, belle et elle fait partie de la Société. Je suis certaine que ton père serait ravi que tu l’épouses…
— Es-tu jalouse ? me taquina Sage.
— Jalouse, je ne sais pas. Je dis ça comme ça… Sage éclata d’un rire bruyant et la souleva dans ses bras.
— Olivia, à la minute où je t’ai vue, les autres femmes ont cessé d’exister. Tu es mon âme sœur. Je ne retournerai vers personne d’autre. Tu es coincée avec moi pour toujours. Il va falloir t’y faire.
Olivia sourit.
— D’accord, puisqu’il le faut.
Sage l’embrassa. Ils reprirent leur promenade, mais il la garda serrée contre lui.
— Tu n’as pas d’inquiétude à avoir au sujet de Magda. Elle ne peut pas se mettre entre nous. Et ce qu’elle ressent n’y changera rien, d’autant qu’elle ne laissera pas ses sentiments interférer avec les affaires de la Société. Nous allons obtenir leur approbation.
— Bon, très bien. Je dois avouer que je suis très curieuse de voir comment ça marche.
— Oh, je crois que ça va t’amuser…
Le couple marchait d’un pas tranquille, mais soudain la peur me saisit. La vérité me heurta comme une collision de plein fouet.
Sage allait emmener Olivia dans la Société le soir même.
C’était la nuit qu’avaient choisie les amis de Giovanni pour opérer.
J’étais sur le point d’assister à l’attaque que j’avais vue dans mes rêves, et sur les toiles de Sage.
Mon cœur battait si fort que c’en était douloureux. J’allais visionner ma propre mort.
La Société était installée en cercle autour du coffret serti de pierres, et cette fois-ci Olivia était parmi eux. Magda conduisait le chant d’ouverture, esquissant un sourire méprisant lorsque son regard croisa celui d’Olivia.
Soudain, la porte s’ouvrit et le groupe d’ « amis » de Giovanni se rua dans la pièce… mais ils n’étaient pas seuls. Le gang s’était agrandi de huit membres, tous armés de clubs de golf et de couteaux improvisés. L’opulence de la pièce se refléta dans leurs yeux et les fit saliver, avides de gourmandise qu’ils étaient.
— Interdiction de crier ! Pas un bruit ou je la tue rugit le leader en s’emparant de Magda pour brandir un couteau devant sa gorge.
Les membres de la Société s’immobilisèrent en gémissant de peur. Même Sage restait figé, mais il n’allait pas céder. Il regarda Olivia en coin et fit un léger signe de tête pour montrer qu’il maîtrisait la situation. Il attendait le bon moment.
Le leader sourit largement en voyant le coffret.
— Il est là, les gars. L’élixir de vie est là-dedans. Comme Gi l’a dit.
— Gi ? demanda Sage, en adressant un regard stupéfait à Olivia.
Incrédule, elle secoua la tête. Giovanni ne pouvait pas être à l’origine de leur intrusion.
— Ouais, Gi, ton œuvre de charité. Tu croyais qu’il était trop pauvre et trop bête pour être dangereux, hein ? Mais il se moque de toi. Il vient tout nous raconter. Et maintenant, ce qui est à toi va être à nous. Tout ce qui est à toi, lança leur représentant à Sage.
Souriant, le chef de la bande passa ses doigts sales sur la joue d’Olivia. Avec un rugissement animal, Sage bondit… mais le leader poussa deux de ses hommes à agir. Ils tombèrent sur Sage et lui poignardèrent le torse, les bras et les jambes sans pitié.
Olivia recouvra ses esprits et se mit à hurler, d’un cri fort et perçant. Le chef lui ordonna d’arrêter, de se taire, mais elle n’entendit rien. Elle ne pouvait plus s’arrêter de crier…
L’un des assaillants lui écrasa le crâne avec un club de golf pour la faire taire. C’est la dernière chose que vit Sage avant de perdre connaissance.
Quand il reprit conscience, il était étalé sur le côté, tout juste capable d’ouvrir les yeux. Ce simple effort lui déchira les tripes, mais il avait besoin de la voir.
On se serait cru dans un abattoir.
Tout autour de lui gisaient les corps des membres de la Société, réduits en pièces, entaillés et sanguinolents. Magda était parmi eux. Je compris pourquoi Sage avait eu du mal à croire qu’elle ait pu survivre. Elle était comme ce qu’elle avait décrit. Elle luttait malgré ses blessures béantes et la lame ensanglantée qui la maintenait au sol.
Sage détourna la tête. Anéanti, il se força à regarder le reste de la pièce. Où était Olivia ?
Enfin, il la vit. Allongée par terre. Ses yeux éteints reflétaient encore le choc et la terreur de ses derniers instants.
Je ne pouvais plus respirer. C’était d’une atrocité insupportable, pire que dans les peintures de Sage. C’était réel. Et c’était moi. J’avais vécu cette vie, et péri de cette mort. J’étais devant ma propre fin. C’était trop. Je commençais à suffoquer. Derrière mes paupières, les images se brouillèrent, et je fus certaine de m’évanouir.
La main de Magda, légère et squelettique, serra la mienne fort, et ranima ma conscience.
La vision reprit.
Sage ouvrit la bouche pour hurler de douleur en voyant Olivia, mais ses poumons étaient perforés et aucun son n’en sortit. En lui, tout était brisé. Il savait qu’il allait bientôt mourir. Cela le réconforta quelque peu.
C’était sa faute. Il avait raconté les secrets de la Société, et voilà ce qui s’était passé. Tout était sa faute.
Ce seraient ses dernières pensées, s’imaginait-il. C’était le message qu’il emmènerait avec lui en enfer pour le délivrer au diable en personne, afin d’être correctement puni jusqu’à la fin des temps.
Mais en enfer, il ne verrait pas Olivia. Il devait lui faire ses adieux tout de suite. Dans un effort herculéen, il rampa pour se placer le plus près possible de son visage. Ses forces le quittaient rapidement ; il n’avait que peu de temps. Il tenta un dernier mouvement, mais n’y arriva pas. Des mains fermes l’empoignèrent et une voix railleuse cria:
— Regardez ça, les gars ! Il est vivant ! Je devrais l’achever, vous croyez ?
— Non ! J’ai une meilleure idée ! dit le chef.
Son projet était de tester l’Élixir sur Sage, pour s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’une espèce de truc empoisonné. Ils l’obligèrent à avaler une fiole entière malgré sa gorge blessée, avant de le pousser dans un attelage pour l’emmener à l’extérieur de la ville.
Ils faillirent ne pas y arriver.
Les pouvoirs de guérison de l’Élixir étaient stupéfiants. Ils ne réussirent pas à soulager Sage de l’horrible douleur provoquée par ses blessures, mais au bout d’une heure elle s’était estompée et il commençait à reprendre des forces.
S’il avait été plus patient, les choses auraient pu prendre une autre tournure. Mais les hommes qui se trouvaient dans le chariot avec Sage avaient tué Olivia. La patience était hors de question ; il n’y avait plus que la vengeance. Dès qu’il en fut capable, Sage bondit sur l’homme le plus proche et lui serra la gorge au point de broyer sa trachée-artère.
Dans la voiture, les autres étaient tellement stupéfaits par l’impossible guérison de Sage qu’ils manquèrent de rapidité. Malgré tout, ils finirent par recouvrer leurs esprits et écarter Sage de leur ami, pour le battre et le poignarder jusqu’à ce qu’il tombe dans l’inconscience.
Cette fois-ci, il se réveilla plus rapidement, mais ses poignets et ses chevilles étaient fermement attachés dans son dos. Les agresseurs avaient pris toutes les précautions possibles. Si Sage se débattait ne serait-ce qu’un peu, ils sortiraient leurs armes.
Plus tard, cachés dans une ferme abandonnée, ils réfléchissaient à l’étape suivante. Le meurtre de plusieurs Romains fortunés n’allait pas passer inaperçu. Leur projet était de se partager ces nouvelles richesses avant de se disperser à travers l’Europe, dès qu’on ne les rechercherait plus.
La seule interrogation était ce qu’ils devaient faire de l’Élixir… et de Sage. Désormais, il était clair que ce n’était pas un canular. Il avait réellement donné à Sage la vie éternelle, et ils voulaient tous la même chose. Mais était-ce possible ? Sage avait bu une fiole entière. Celle-là n’existait plus, et le récipient vide avait été perdu dans la hâte de quitter la maison.
Il restait deux flacons… mais s’il fallait une fiole entière pour s’assurer la vie éternelle, seuls deux d’entre eux pourraient en bénéficier. Une plus petite dose pourrait convenir… mais s’ils partageaient ce qu’il restait du breuvage en huit parts et que ce n’était pas suffisant pour donner la vie éternelle ?
La gang se mit d’accord pour que personne ne touche à l’Élixir avant qu’ils n’aient trouvé un consensus, mais le problème était qu’ils ne se faisaient pas confiance. Ils se disputaient constamment, et s’observaient avec une telle méfiance qu’ils dormaient à peine. Ceux qui se reposaient jouaient délicatement des coudes pour se placer au plus près des fioles, afin d’être sûrs de se réveiller si quelqu’un essayait d’y toucher.
La situation épuisait le groupe qui commençait à déborder de colère et de frustration, et ils se passèrent les nerfs sur Sage. S’ils devaient en boire, se disaient-ils, il semblait logique de tester son efficacité. Après avoir bu une fiole entière, Sage allait-il vraiment survivre à tout, ou certaines choses seraient-elles trop insoutenables et incurables ?
Inventer des façons de tuer Sage était devenu leur exutoire. Cela éloignait aussi la menace, puisque chaque torture l’affaiblissait au point qu’il ne pouvait plus se révolter. Ils le jetèrent du haut des falaises, l’attachèrent à des rochers pour que des bêtes sauvages l’attaquent, essayèrent de l’enflammer. Sage s’en remettait toujours, mais la douleur était si forte qu’elle le rendait fou et qu’il priait pour que la mort le délivre.
Puis il entendit un homme projeter leur prochain jeu : le démembrement.
Sage n’en était pas sûr, mais il imaginait sans mal ce qui allait se passer. Il n’allait pas mourir, mais il ne pourrait pas non plus se recomposer par magie. Il continuerait à vivre, avec une conscience divisée en autant de parties que son corps serait découpé par ses geôliers.
Il devait s’échapper. Sans tarder. Malgré la contrainte de ses liens fermement serrés, il lui fallait trouver une solution.
Un soir, il eut une occasion de passer à l’action. Il était très tard. Cinq membres du groupe aux yeux bouffis par la fatigue étaient toujours éveillés. Armés, ils surveillaient attentivement les autres, pour que personne ne boive l’Élixir. Trois hommes se tenaient loin de Sage. Deux autres, plus près de lui, préparaient des plans déments pour partager la potion entre eux.
Oui. C’était parfait.
Sage attira l’attention des deux hommes les plus proches. Il parla doucement, pour éviter que les autres ne l’entendent. Il leur proposa un arrangement. S’ils le libéraient, Sage leur prêterait serment. Il les aiderait à se débarrasser des autres, en s’assurant qu’ils soient les seuls à recevoir l’Élixir.
— Pourquoi est-ce qu’on te croirait ? demanda l’un.
— Ouais, et si on te détachait et que tu t’en prenais à nous ?
— Si je fais ça, vous vous mettrez à crier et tout le monde me sautera dessus. Je n’aurai aucune chance de m’en tirer. Je ne veux plus qu’on me torture. J’ai besoin de votre aide. Si je dois vous aider pour l’obtenir, je le ferais, expliqua Sage.
Tentés, les deux hommes se consultèrent du regard. Si Sage éliminait leurs comparses, non seulement les deux hommes auraient l’Élixir, mais ils pourraient aussi se partager tous les biens volés.
— D’accord, allons-y, murmura le premier. Rapides et silencieux, l’un coupa les cordes qui enserraient Sage tandis que l’autre faisait le guet.
— Maintenant, toi, tu t’occupes des autres et nous, on attrape l’Élixir, dit l’homme en libérant Sage.
Sage ne répondit pas. En un seul mouvement fluide, il arracha le couteau accroché à la ceinture de l’homme et trancha la gorge de ses deux conspirateurs. Ils moururent sans avoir le temps de comprendre ce qu’il leur arrivait.
Le bruit des corps s’écroulant sur le sol attira l’attention des hommes les plus éloignés. Quand ils comprirent ce qui se passait, ils poussèrent des cris qui réveillèrent les autres. Ils se précipitèrent vers Sage, prêts à passer à l’attaque.
Sage fut ravi de ce défi. Il laissa la rage s’emparer de lui. Il se sentait capable d’écraser une armée ; trois hommes ne lui faisaient pas peur. Il brandit les couteaux de ses deux victimes et hurla en sautant sur ses agresseurs. Il ne sentit même pas les coups qu’ils lui flanquèrent, mais ses lames les touchèrent à plusieurs reprises. Il se délectait de leur sang.
Les trois attaquants qui restaient, les amis de Giovanni, n’étaient pas idiots. Ils virent la tournure que prenait la bataille. La chance n’était pas de leur côté. Pendant que Sage était encore occupé avec les autres, ils rassemblèrent rapidement autant de biens qu’ils pouvaient en porter et s’enfuirent avec l’attelage.
Sage était toujours pris dans la bataille, transporté par l’adrénaline. Il riait comme un fou, évacuant sa colère. Il ne remarqua pas que les trois hommes s’enfuyaient.
La voix rauque de Magda résonna:
— Ces hommes ont survécu, mais leur vie a été maudite, comme celle de leurs enfants à travers les siècles. Ces descendants, qui sont maintenant présents dans tous les pays, se sont regroupés sous le nom de Vengeance maudite. Les Sauveurs de la vie éternelle descendent des membres de la Société. Les femmes et les enfants qui avaient eu la chance de rester chez eux ce jour-là ont pu transmettre l’histoire de l’Élixir de génération en génération.
J’entendais la voix de Magda, mais mon attention restait fixée sur l’image devant mes yeux. Sage se tenait comme un animal sauvage parmi les cadavres des cinq hommes qu’il avait tués. Il traînait péniblement son corps ensanglanté, tout en cherchant à reprendre son souffle. Il avait fait ce qu’il avait à faire, et là, seul au milieu de nulle part avec l’éternité qui s’offrait à lui, son cœur se brisa. Il tomba à genoux et poussa un hurlement.
L’image changea. C’était plus tard, le même jour. Je vis Sage répandre l’Élixir qui restait dans le sol. Il enterra les deux fioles… là où l’équipe de mon père allait les retrouver des siècles plus tard.
Puis, je vis Sage de retour à Rome, abattu devant la pierre tombale d’Olivia. Un homme d’âge mûr posa une main sur son épaule. C’était le père d’Olivia. Je scrutai l’image en me demandant si mon père était cet homme, mais il n’avait rien de familier. Sage était surpris de le voir, mais l’homme le regardait avec gentillesse. Il déposa quelque chose dans sa main le collier avec le pendentif en forme d’iris d’Olivia.
La vision suivante montra un Sage souriant. Il montait à cheval, dans la campagne anglaise de la fin du XVIIe siècle. Même si ses yeux portaient encore la marque de ses souffrances, il avait l’air heureux et je compris rapidement pourquoi. Il était avec Catherine. Ses cheveux roux détachés, elle galopait à ses côtés.
Catherine et Sage paressaient ensemble au bord d’un ruisseau, tandis que leurs chevaux buvaient en reprenant leur souffle. Sage toucha l’iris qu’elle portait autour du cou.
— Je n’en reviens pas. Je m’émerveille toujours d’être vraiment là avec toi, dit-il.
Catherine sourit et l’embrassa, mais il la repoussa doucement.
— Fais attention. Ton père t’a promise à quelqu’un d’autre.
Elle leva les yeux au ciel.
— Il changera d’avis.
Elle se blottit dans les bras de Sage, qui la serra avec bonheur.
Ils ignoraient qu’on les observait. Un homme se tenait dans les arbres. Bâti comme un taureau, il avait un cou fort, des petits yeux, un gros nez compact et des narines frémissantes de colère.
Je compris rapidement deux choses : cet homme était Jamie, le fiancé de Catherine… et c’était Ben. La vision de Magda était une fenêtre ouverte sur son cœur, et j’eus un aperçu de l’horrible projet qui naissait de sa peine et de sa colère. Il allait l’accuser de sorcellerie. La honte allait peser sur elle. Ça lui apprendrait à le déshonorer en se donnant à un autre homme, au lieu d’être avec lui.
J’avais envie de lui crier de ne pas faire ça, que les choses n’allaient pas se passer comme il le voulait. Hélas, je ne pouvais rien faire que de regarder, et la scène changea encore.
Catherine était ligotée à un poteau et des flammes lui léchaient les pieds. La fumée qui montait tout autour d’elle ne l’empêcha pas d’apercevoir Jamie dans la foule. Il était pâle et décharné, comme s’il n’avait ni mangé ni dormi depuis des semaines. Il se balançait d’avant en arrière en marmonnant des prières, mais c’était trop tard pour effacer ce qu’il avait fait. Catherine secoua la tête avec tristesse, puis chercha Sage du regard. Il tenait son collier serré dans son poing. Cinq gardes le retenaient, tandis qu’il se débattait, des larmes inondant son visage devant le feu qui montait.
Je m’aperçus que j’avais cessé de respirer, quand une nouvelle image s’imposa : Anneline, la célèbre actrice française. Sage et elle avaient réussi à atteindre le jour de leur mariage, et le futur marié commençait à se détendre, certain d’avoir enfin évité la tragédie.
On les voyait chez eux, l’image même du bonheur conjugal. Puis un colis fut livré. Des roses envoyées pas un admirateur anonyme, comme celles de mon rêve. Je compris que c’était le dernier d’une longue série de bouquets. Le petit mot qui les accompagnait était passé de gentil à légèrement dominateur, puis à franchement menaçant. Il disait : « Si je ne peux t’avoir, personne d’autre ne t’aura. »
Sage se mit en colère. Il exigea d’appeler la police. Il était si bouleversé qu’elle finit par céder. Elle accepta de mettre sa carrière entre parenthèses et de quitter la ville. Sage l’avertit qu’il valait mieux ne parler à personne de leur projet, et elle ne l’écouta qu’en partie. Elle évoqua à quelques-uns de ses vieux amis les plus proches la villa dans les îles grecques.
Julien faisait partie de ces amis. Quelques mois plus tard, il révéla l’adresse d’Anneline et de Sage à la presse, pour une grosse somme d’argent. Je reconnus instantanément Julien… non seulement parce qu’il était apparu dans mes rêves, mais surtout parce qu’il était Ben.
Grâce à l’information de Julien, l’agresseur trouva Anneline et la poignarda, à plusieurs reprises, une pour chaque rose qu’il avait envoyée.
Puis, je vis Delia. Elle s’était liée au célèbre gangster Eddie, croyant qu’il ferait d’elle une vedette. Sage apparut ensuite en nouveau pianiste du bar clandestin. Son désarroi était palpable. Il ne voulait pas s’attacher à Delia. Il ne voulait pas d’une autre tragédie, mais il n’arrivait pas à garder ses distances.
Il se dit que cette fois, il allait réussir à changer l’histoire. Cette fois, lui et Delia auraient une vie commune longue et heureuse.
Même si la relation entre Delia et Sage était secrète, elle en avait parlé à son ami le plus proche, Richie. Il travaillait pour Eddie et essayait de l’aider en présentant de nombreuses femmes à son chef. Mais ce dernier finit par avoir un doute. Il commença par surveiller Delia comme un rapace et, quand il réussit à la surprendre avec Sage, exprima son mécontentement en leur tirant à chacun une balle unique entre les yeux.
Sage guérirait. Pas Delia.
Richie était Ben.
— Ils sont liés l’un à l’autre, cet homme et votre fille, dans un cercle vicieux qui traverse les temps.
La voix était celle de Magda, mais l’image avait changé, et il faisait trop sombre pour distinguer quelque chose.
Quand l’image se précisa, je compris que nous étions dans cette pièce, au Shibuya 109.
Magda tenait les mains de quelqu’un… des mains d’homme.
Oh, non, les mains de mon père ! Je pouvais désormais le voir. Il était si réel que je crus pouvoir m’approcher pour le prendre dans mes bras. C’était si bon et si douloureux à la fois.
Magda lâcha ses mains et mon père ouvrit les yeux. Il semblait pâle et bouleversé, et je sus qu’il avait vu les mêmes images que nous.
— Il la trouvera dans cette vie. La fin sera la même, dit Magda.
— Comment faire pour empêcher ça ? demanda mon père d’une voix désespérée.
Magda sourit.
— Je croyais que vous étiez venu ici pour trouver l’Élixir.
— C’était avant que je ne sache. Tout cela m’est égal, maintenant. Je veux sauver ma fille et je ferai tout ce qu’il faut pour ça.
— Pour y arriver, il faut détruire Sage de façon irrévocable. Il doit venir ici par sa propre volonté. Tout ce qu’il y a à faire, c’est essayer de le convaincre.
— Je vais le faire, dit mon père.
— Surtout, ne lui parlez pas de moi. J’aimerais lui faire une agréable surprise, dit Magda.
— Très bien. Où puis-je le trouver ?
Le sourire de Magda s’élargit, et dans ma tête, l’image changea pour celle d’un lieu que je connaissais la maison de Sage. Mon père parlait avec Sage, conversation que ce dernier ne nous avait pas rapportée.
— Voilà ce qui vous reste à faire. Vengeance maudite pense qu’ils ont besoin de vous détruire, mais ils ne savent pas comment. S’ils vous attrapent, votre vie ne sera plus que torture, parce qu’ils essaieront tout. Les Sauveurs de la vie éternelle ne vous voient que comme un instrument leur permettant d’atteindre l’Élixir. Entre leurs mains, vous vivrez comme une pièce de musée, en sécurité, mais exposé. L’un de ces groupes va finir par vous trouver. Ce n’est qu’une question de temps.
— Alors, vous me proposez la mort comme autre solution. J’ai du mal à trouver un bon côté à cette option, dit Sage d’un air narquois.
— J’ai autre chose, et j’espère fortement que ça vous convaincra, dit mon père.
Il tendit une photo de moi à Sage. Ce n’était qu’un Polaroïd sans rien de spécial, pas même la trace d’une quelconque présence mystérieuse.
— C’est ma fille, Clea.
Sage observa le cliché, vaguement confus, et fit un signe de tête avant de le lui rendre.
— Elle est adorable.
— Vous ne la reconnaissez pas ? C’est intéressant. Je crois que vous la reconnaîtriez plus facilement en la voyant en chair et en os. Vous l’avez déjà rencontrée. Olivia était son nom la première fois, expliqua mon père.
Le nom frappa Sage comme un coup dans l’estomac. Grâce à la vision de Magda, je pouvais partager ses émotions. Effrayé, il tremblait… mais il était également transporté de joie. Son âme sœur était en vie et de retour sur terre. Ce n’était qu’une question de temps avant qu’elle ne l’appelle et qu’il la retrouve. Est-ce que tout pourrait être différent, cette fois-ci ? Sage n’en savait rien. Une partie de lui ne voulait pas le savoir. Être avec elle, heureux, même un bref instant, même si ça se terminait horriblement mal.
Non, ce n’était pas juste envers elle. Il la retrouverait, mais ça ne finirait pas mal. Il ne laisserait pas une telle chose arriver. Cette fois-ci, il allait être prudent, plus vigilant que les autres fois.
Mon père lut dans les pensées de Sage, et il secoua tristement la tête.
— Non, Sage. Ça ne finira pas bien. Vous vous en sortirez, comme toujours. Mais pas elle. Elle mourra. D’une mort horrible.
L’angoisse se lut sur le visage de Sage.
— Vous ne pouvez pas le savoir, pas avec certitude…
— Combien de fois allez-vous laisser les choses recommencer ? Combien de fois allez-vous laisser cette femme arrachée à la vie et à tous ceux qui l’aiment ? Vous pourrez attendre de la retrouver dans cent ans, mais nous, nous la perdrons pour toujours, argumenta mon père.
Sage serra les lèvres et les mâchoires.
— Alors, je ne l’approcherai pas.
— Vous ne pourrez pas vous en empêcher. Vous ne comprenez donc pas ? Pour que Clea vive, il n’y a qu’une seule chose à faire : vous devez rompre le cercle. Venez avec moi chez la Dame Noire. Elle peut vous libérer. Le cercle sera brisé, et tout cessera. Je vous en prie. Si vous l’aimez vraiment, faites-le.
Sage réfléchit un instant. Il voulait tellement garder espoir, essayer encore une fois de trouver le bonheur avec la femme qu’il aimait par-dessus tout. Mais la voir – me voir – pour qu’elle soit assassinée une fois de plus… rien ne valait ce prix. Pas même sa propre vie.
— Je vais le faire. Je vais vous accompagner, dit-il à mon père.
Enfin, Magda lâcha ma main, me ramenant à la réalité si brusquement que j’eus l’impression d’avoir la maladie des caissons. Ma bouche chercha de l’air jusqu’au prochain palier, puis je me suis tournée vers Sage.
— Ce n’est pas du tout pour trouver l’Élixir que tu es venu ici ! Tu es venu pour te donner la mort l’accusai-je.
Je secouai la tête en prenant conscience de l’énormité de tout ce que j’avais vu.
— Il t’a demandé de te suicider.
— Il avait raison. C’est la seule chose à faire pour te sauver, répondit Sage.
— C’est exact. Tout se répétera, tant que l’Élixir ne sera pas renvoyé aux pouvoirs universels qui l’ont créé. Et cela n’est possible qu’en réalisant un transfert d’âme. Sage… sois gentil, déchire la toile qui est au mur.
Elle indiqua un tableau peint à l’huile. Sage arracha le coin du tableau qui révéla un fourreau en or, dont il sortit une lame luisante.
— Doucement. Elle est très aiguisée. Elle a été faite pour découper la chair et les os, mais également l’âme, l’avertit Magda.
— Alors, c’est tout ce qu’il me faut. C’est aussi simple que ça… dit Sage en scrutant le poignard.
— Non, ce n’est pas tout. Il y a des règles à respecter pour que l’univers t’accorde la libération. Il faut que tu fasses un feu, et sa lumière doit représenter ton temps ici et tous les plaisirs terrestres que tu sacrifies volontairement, pour que tout soit en place. À minuit précis, et c’est la partie la plus difficile, tu devras t’enfoncer la lame dans le cœur. C’est toi qui dois le faire, seul.
— Ça suffit ! Ne fais pas ça, dis-je.
— Ce n’est pas à toi de décider, intervint Magda avant de poursuivre à l’intention de Sage : fais ce que je dis, et ton âme sera libérée. Ton corps mourra et l’Élixir que tu as en toi sera neutralisé.
— Je comprends, répondit Sage.
— C’est faux ! J’ai omis quelques détails, dit Magda.
Elle semblait ivre. J’avais envie de la frapper.
— Quand l’âme est séparée du corps de cette façon, elle ne peut pas atteindre le monde des morts. Ton âme essayera de trouver un hôte, un corps vide. Je crains qu’il n’y en ait pas autour de toi le moment venu, alors ton âme errera dans d’atroces souffrances pendant un temps, avant de disparaître dans le néant. Bref, ça n’aura rien d’amusant pour toi, ajouta-t-elle en souriant.
— Ça ne me plaît pas, dis-je.
— Pense aux vies que Sage a détruites, dont quatre des tiennes. Ne crois-tu pas qu’il doive payer ? Ne te fatigue pas à me répondre, ce que tu penses n’a aucune importance. Sage connaît la vérité, et j’éprouve un énorme plaisir à l’idée qu’il fasse le bon choix.
Magda se tourna vers Sage, et le temps d’un éclair, j’aperçus un peu de l’innocence des jeunes gens qu’ils avaient été.
— Au revoir, mon amour. J’ai besoin de me reposer à présent… du genre de repos que tu ne connaîtras jamais, dit Magda avec un large sourire malicieux qui effaça toute trace d’innocence dans ses yeux.
Au prix d’un effort physique ahurissant, elle leva le bras et, fouettant les airs, arracha la chaîne de son cou pour la jeter à terre. Le pendentif de verre éclata en morceaux.